mardi 30 août 2011

L’information ! C’est une chose trop grave pour être confiée aux informaticiens

Numérisation ou informatisation, l’informatique est-elle ringarde ?

Le titre de cet article, plagiant la formule célèbre de Clémenceau à propos de la guerre et des militaires qui la font, m’est venu à l’esprit à la suite d’un débat entamé il ya plusieurs mois avec Michel Volle sur son blog consacré aux travaux qu’il mène sur les systèmes d'information et les questions d'organisation et d'efficacité qui leur sont associées. Michel Volle voit dans la mode du numérique à toutes les sauces, une certaine forme de ringardisation de l’informatique et des informaticiens, et plaide pour une conception de l’informatique dépassant très largement son cadre purement technique dans lequel semblent vouloir la cantonner les adeptes du numérique. Pour ma part, je déplore comme lui l’absence d’une véritable discipline susceptible d’organiser la prolifération de techniques associées aux technologies numériques et aux développements d’automates, mais notre vision quasi-technicienne de la science moderne ne me semble pas de nature à permettre d’y remédier en se cantonnant à la notion scientifique d’information que le 20ème siècle nous a léguée. Je vois là un enjeu scientifique d’une ampleur telle que le concept d’informatique associant l'information à des automatismes me semble gravement inadéquat, même étendu, au-delà de l’utilisation industrielle des technologies numériques, à l’association de l’être humain et de l’automate. Confier l’information aux informaticiens, comme confier la guerre aux militaires, c’est prendre ses moyens pour des fins. La sagesse, vertu que les scientifiques devraient vénérer comme d'authentiques philosophes, n’y trouve pas son compte. Sans elle pourtant, toute discipline, comme toute technique sans théorie ou comme science sans conscience, ne serait que ruine de l’âme.


« La guerre ! C’est une chose trop grave pour être confiée aux militaires »

Ainsi s’exclamait naguère Clémenceau qui exprimait là, non sans une bonne dose de provocation, mais avec réalisme, l’idée que la guerre, prolongation de la politique par d'autres moyens selon Clausewitz, reste au service d’une politique même si elle est menée par des moyens militaires. Selon Clémenceau, la guerre est une affaire éminemment politique dont la conduite ne peut en aucun cas être abandonnée aux militaires.

Pour les militaires, dont le métier est bien de faire la guerre, la provocation était patente, même si la formule s’avère justifiée dans la mesure où ils ne maîtrisent pas les buts de guerre. Appliquée à l’information et aux informaticiens dont le métier est de faire de l’informatique, la provocation paraît encore plus grande tant l’étymologie semble affirmer la forte implication de l’informatique dans la gestion de l’information. Pourtant, si je m’attends bien à quelques réactions épidermiques pour le titre de cet article, la provocation ne semble pas si grande, car l’information, celle qui sert de fondement à la connaissance et alimente la pensée humaine, est une notion qui dépasse très largement l’usage qu’en fait l’informatique en la liant à des automatismes, sur la base des théories scientifiques dites de l’information qui ne considèrent l’information que comme l’objet de théories mathématiques appliquées à l’étude des processus de communication.

Dans son article intitulé « Numérisation ou informatisation ? », Michel Volle regrettait le changement de nom du Syntec informatique (syndicat professionnel des industries de l'informatique) devenu Syntec numérique. Ce grand spécialiste des systèmes d’information dont la pensée féconde dépasse largement le strict cadre informatique plaide en effet de longue date pour une informatique qui assumerait pleinement son rôle d’articulation entre l’homme et l’automate sans se limiter à son aspect purement technique. Il souhaite ainsi réhabiliter le mot informatique (néologisme résultant de la fusion des mots « information » et « automatique ») dont l’étymologie permet de percevoir la puissance sémantique, ce mot magnifique et riche de potentialités négligées, apte justement à désigner cette articulation de l’être humain et de l’automate qui sera, durant les décennies qui viennent, le grand enjeu pour nos entreprises, voire pour notre civilisation - comme le furent, et le sont encore, son articulation avec l'écriture, ou le moteur, ou la chimie (Michel Volle, Restaurer le mot « informatique », volle.com, 1er mai 2003).

Pourtant, c’est bien cette puissance sémantique du mot, associant l’extrême complexité du concept d’information à une technique des automatismes nécessairement réductrice, qui semble préoccupante. En effet, l’information intelligible, celle qui se distingue du simple signal par sa mise en forme verbale caractéristique de la pensée humaine, portée par une langue et pilotée par la raison, se capitalise dans la mémoire consciente pour constituer une connaissance explicite permettant d’accéder à un savoir intellectuel. Ce dernier diffère des savoir-faire physiques qui procèdent d’une connaissance implicite acquise et restituée automatiquement par la mémoire inconsciente à partir d’un ensemble de signaux élémentaires, comme de tous les savoir-faire automatiques naturels ou artificiels (inculqués à des machines programmables) qui font l’objet de l’informatique, de l’automatique, de la systémique ou de la cybernétique entendue comme la science de la communication dans l'être vivant et dans la machine.

Il s’agit là d’une illusion, apparue avec les théories scientifiques dites de l’information au 20ème siècle qui réduisent l’information à un simple objet d’échange dans un processus de communication destiné à établir une relation d’interaction entre deux éléments d’un système, et entretenue par l’utilisation du mot informatique, dont la puissance sémantique nous a fait prendre un temps les systèmes informatiques pour des systèmes d’information. L’appropriation progressive du concept de système d’information par des informaticiens, justement soucieux d’étendre leur compétence de maître d'œuvre à celle de maître d’ouvrage face à l’incapacité chronique de leurs clients à assumer ce rôle faute de compétences théoriques appropriées, témoigne de cette illusion terriblement réductrice pour le concept d’information qui explique les innombrables difficultés rencontrées en matière de maîtrise d’une information (la vraie, celle dont procède la connaissance et la pensée qui la porte, pas son support numérique, son codage, son ordonnancement ou les algorithmes qui permettent de le traiter) dont la technique numérique a facilité la surabondance.

En revenant à la notion de numérique, il me semble que le Syntec affiche clairement sa vocation industrielle orientée vers l’utilisation des techniques numériques, évitant ainsi cet amalgame fâcheux entre traitement d’un signal numérique qui inclut toutes les techniques associées (langages de programmation, systèmes d'exploitation, applications, traitement des données, relations entre l'ordinateur et l'utilisateur), et maîtrise de l’information qui s’applique à l’acquisition des connaissances explicites et à la constitution d’un savoir intellectuel.

S’il est certain qu’un système d’information moderne ne peut pas faire l’économie d’un bon outillage informatique (à base de technologie numérique), il n’en demeure pas moins que les entreprises, les institutions, et plus généralement les hommes n’ont pas attendu l’informatique pour concevoir et maîtriser leurs systèmes d’information, à commencer par les langues qu’ils utilisent depuis des millénaires et leur transcription littérale à l’origine de l’extraordinaire développement des connaissances partagées par l’ensemble de l’humanité. Il ne s’agit pas de se débarrasser des informaticiens comme semble le craindre Michel Volle dans un nouvel article sur le sujet (quelle entreprise ou quelle institution songerait à le faire ?), car on se priverait ainsi d’un outillage indispensable au fonctionnement de nos systèmes d’information modernes, mais de ne pas croire pour autant que ces informaticiens peuvent assurer une quelconque maîtrise sur des systèmes d’information dont la mise en œuvre dépasse très largement leur domaine d’expertise. Ce serait un peu, toutes proportions gardées, comme penser que les ingénieurs mécaniciens, sans lesquels le commandant d’un navire à propulsion mécanique perdrait la maîtrise de son bâtiment, sont en mesure pour autant d’en assurer la conduite. De même que la fourniture d’énergie et la propulsion mécanique, même envisagées dans leur dimension profondément innovante pour la marche du navire, ne font pas le navire, les systèmes informatiques, même envisagés dans leur caractère profondément bouleversant pour le fonctionnement nos sociétés modernes, ne font pas le système d’information.

Si, comme le note déjà Michel Volle en 2003 à propos des informaticiens, dans son article intitulé Restaurer le mot « informatique », l'entreprise les considère comme des « techniciens » enfermés dans leur « technique » et dont elle déplore « l’autisme », peut-être faut-il voir la cause de cet échec dans l’espoir inconsidéré qu’a pu faire naître dans la tête de nos dirigeants d’entreprise l’idée que l’informatique était une science susceptible de leur permettre de gérer une information devenue surabondante et d’accéder ainsi aux savoirs indispensables à la maîtrise de leur environnement.


« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Une science, c’est l’association d’une théorie avec une technique. Lorsque Rabelais constate que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il ne fait en réalité qu’exprimer ce principe d’association fondamental pour l’humanité, qui veut que sans conscience, la science ne soit que technique sans théorie, savoir-faire sans savoir ou pratique sans sagesse.

Théoriser, c’est observer (theorein en grec) le monde ordonné (le kósmos grec) ou une partie du monde, en le pensant au moyen de la raison afin d’en appréhender les contours et avoir ainsi prise sur lui, pour agir avec sagesse en décidant avec discernement. La théorie permet d’éclairer la pratique ou l’action consciente afin d’acquérir des savoir-faire (techné en grec) que l’on nomme techniques. La technique seule, sans théorie pour l’étayer, permet l’action réflexe que l’on pratique inconsciemment. Il en va ainsi de nombreux savoir-faire naturels dont l’apprentissage se fait inconsciemment comme par exemple la station debout ou la marche chez l’enfant.

La technique met en œuvre des mécanismes et/ou des automatismes, qui se programment dans l’inconscient (mémoire implicite) dans le cas des techniques naturelles, mais ne peuvent se concevoir que grâce à la théorie au sein d’une discipline que l’on dira scientifique. C’est le cas en particulier de toutes les techniques artificielles qui passent par la création d’outils. Lorsqu’elles se développent seules, sans éclairage théorique, en dehors de toute conscience individuelle ou collective, elles donnent naissance à une pseudoscience qui, sans conscience, n’est que ruine de l’âme. N’est-ce pas là un peu ce que l’on constate actuellement avec l’extraordinaire développement des technologies numériques sans accompagnement théorique suffisant pour en garantir l’efficacité ?

Je rejoins là l’idée de Michel Volle qui aimerait bien, je pense, voir l’informatique assumer ce rôle en dépassant la simple technique pour accéder au statut de véritable science, mais j’ai bien peur que celle-ci manque dramatiquement à l’heure actuelle d’une théorie de l’information digne de ce nom. Cette dernière devrait aller bien au-delà des théories mathématiques de la communication, en s’intéressant à cette information que nous avons de plus en plus de mal à gérer et qui constitue la pièce élémentaire de la connaissance et de la pensée humaine. Une telle théorie, associée à des techniques performantes d’organisation des connaissances, de capitalisation et de partage des savoirs, constituerait alors une véritable science, qui serait pour moi, la science des sciences, ayant pour objet le monde, pour moyen la raison et pour objectif, le savoir associé aux bonnes pratiques, c’est-à-dire la sagesse.

Mais, une pratique théorique qui a le tout pour objet, la raison pour moyen, et la sagesse pour but (Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, puf, 2001), c’est tout simplement la philosophie, nous dit le philosophe, tout en refusant de se considérer comme scientifique. Philosopher pourtant, c’est penser le monde pour éclairer notre passage sur le dur, mais passionnant chemin commun de l’humanité, dont on peut craindre les nombreuses embûches, mais qu’il faut être en mesure d’envisager avec sérénité, sans angoisse excessive, mais sans non plus sombrer dans l’optimisme béat de l’inconscience, c’est-à-dire avec sagesse. Comment atteindre la sagesse sans faire appel à la science ?

Notre époque post industrielle a engendré une vision quasi-technicienne de la science qui se veut un ensemble de connaissances collectivement reconnues, et se cantonne ainsi souvent dans une sorte de rationalisme attribuant à la raison humaine la capacité de connaître et d'établir une vérité à caractère universel. C’est pourquoi, afin de ne pas céder sans doute à une dérive technicienne provenant de notre conception moderne de la science qui prendrait ses moyens pour des fins, les philosophes veulent à juste titre distinguer leur moyen (la raison) de leur fin (la sagesse), et refusent obstinément de considérer leur discipline comme une science. Pourtant, la science est un ensemble de connaissances procédant de la pensée rationnelle pour atteindre une sagesse, qui ne doit pas se limiter à la sagesse technique (phronèsis) relevant du domaine de la pratique, mais doit s’étendre à la sagesse théorique (sophia), capacité de savoir pour éclairer son jugement et décider en toute sérénité afin d’agir avec discernement. Bien juger pour bien faire disait Descartes de la philosophie. Si l’on veut bien envisager la science ainsi, il devient alors difficile d’en exclure la philosophie qui semblerait ainsi de nature à englober toutes les disciplines reconnues comme scientifiques.

Si depuis quelques siècles, l’homme, cet apprenti sorcier, semble souvent dépassé par un progrès scientifique dont il ne maîtrise plus de nombreux effets pervers, c’est que ce dernier manque d’une unité d’ensemble que seule peut lui apporter cette philosophie qui pense le monde au moyen de la raison pour agir avec sagesse. À mon sens, cette science des sciences réunit toutes les disciplines scientifiques dont la prolifération s’accélère sous le règne d’une technique triomphante. Elle les englobe avec les sciences cognitives et autres sciences de l’information et de la communication, ces ensembles nouveaux imposés par une technologie galopante sans base théorique suffisamment unifiée ou suffisamment précise pour la porter, ainsi qu’avec l’épistémologie, à la fois philosophie des sciences et théorie de la connaissance. Elle intègre jusqu’à la métaphysique qui, si elle ne peut permettre de maîtriser le monde comme la physique permet de maîtriser certains phénomènes naturels grâce aux prédictions qu’elle rend possible, permet tout au moins de penser ses contours et d’avoir ainsi prise sur son enveloppe.

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Pour revenir à cet intéressant débat que j’ai tout juste entamé avec Michel Volle et répondre à la question posée en exergue de cet article, je dirais que oui, le terme informatique appliqué à l’utilisation industrielle que l’on fait aujourd’hui des technologies numériques est plus que ringard, mais non, le concept informatique tel qu’il faudrait le réinventer sur de nouvelles bases n’est pas ringard, bien au contraire. Oui, le terme informatique est plus que ringard, il me semble gravement et fondamentalement inapproprié car il limite le concept d’information à sa part la plus élémentaire qui s’applique aux automatismes. Non, le concept informatique n’est pas ringard, il est même diablement d’actualité, à condition de l’élargir à sa dimension philosophique jusqu’à être en mesure d’unifier les fondements théoriques des sciences dites cognitives. Aucune unification théorique ne semblant possible sans entente préalable sur un vocabulaire précis et incontestable, le plus urgent semble désormais de mettre de l’ordre dans les concepts entourant l’information, du signal élémentaire aux savoirs les plus élaborés en passant par l’information elle-même et la connaissance qui en procède, afin de caler émetteurs et récepteurs du processus de communication complexe que constitue l’élaboration d’une pensée scientifique, dans le référentiel commun univoque d’un langage scientifique. Pour se limiter ici au seul concept informatique, il semble que près d’un demi-siècle d’usage courant du mot pour désigner des techniques de calcul destinées à programmer des automates, ne plaide pas en faveur d’une extension de sens de l’ampleur de celle qui serait nécessaire pour lui permettre de prétendre accéder à la maîtrise de véritables systèmes d’information.

Voir également sur ce sujet mon article du 22 avril dernier :
Informatique et système d'information : "signaler" n'est pas "informer"


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