lundi 30 juillet 2012

Informatique ou numérique, peut-on faire fi de l'étymologie ? (1/2)


L’étymologie nous conte l’histoire des mots qui est celle de la pensée. Elle donne au mot toute sa profondeur qui le fait peser d’un poids dont l’usage courant ne peut se défaire. La révolution numérique en cours que certains préfèreraient nommer "révolution informatique" est un phénomène anthropologique que l’adjectif informatique, alliage improbable de l’information avec l’automate, ne peut représenter sans risques. Le poids étymologique du terme numérique que l’usage courant n’a pas ignoré donne en revanche toute sa profondeur à cette troisième révolution anthropologique déclenchée par l’invention de l’ordinateur, après celles de l’écriture, puis de l’imprimerie.

J’aime les mots et leur histoire.

Ils sont, dans les dictionnaires, comme des amers portés sur les cartes marines, ces repères qui permettent de naviguer sur l’océan des idées. Comme eux, ils doivent s'identifier avec précision aux objets conceptuels qu'ils désignent sur les rivages de l'esprit, car sans la discipline de cet exercice d'identification rigoureux, nul ne peut espérer arriver à bon port et atteindre les lumières de la connaissance en évitant les écueils, dangers et autres sirènes dont sont pavées toutes les aventures de la pensée humaine. Ce sont les images de réalités observées. Ils se souviennent des nécessités qui les ont inventés, et leur histoire que l’étymologie nous raconte leur donne une profondeur et un poids auxquels nous ne prêtons pas toujours l’attention nécessaire. L'étymologie nous aide à rencontrer ces réalités auxquelles les mots doivent s’identifier avec précision. Étymologie, par exemple, nous vient du grec etumon (élément authentique d'un mot), lui-même dérivé de etumos (vrai). Littéralement, l'étymologie est la recherche du sens authentique des mots. Cette recherche est souvent riche d’enseignements. Partant de ce que nous dit le dictionnaire, on peut rechercher le sens juste des mots en s’appuyant sur leur histoire.

INFORMATIQUE, n. f. et adj.
XXe siècle. Dérivé d'information sur le modèle de mathématique, électronique.
1. N. f. Science du traitement rationnel et automatique de l'information ; l'ensemble des applications de cette science.
2. Adj. Qui se rapporte à l'informatique. Système informatique, ensemble des moyens qui permettent de conserver, de traiter et de transmettre l'information.

NUMÉRIQUE, adj.
XVIIe siècle. Dérivé savant du latin numerus, « nombre ».
1. Qui se rapporte aux nombres ; qui est représenté par un ou plusieurs nombres. Donnée numérique. Opération numérique. Valeur numérique d'une équation. Analyse ou calcul numérique, qui permet d'aboutir à la solution chiffrée d'un problème, d'une équation, d'une intégrale. Calcul numérique, s'emploie aussi, par opposition à Calcul littéral, pour désigner l'ensemble des opérations effectuées sur des nombres arithmétiques.
2. INFORM. ÉLECTRON. Se dit, par opposition à Analogique, du codage, du stockage, de la transmission d'informations ou de grandeurs physiques sous forme de chiffres ou de signaux à valeur discrète (ou discontinue). En informatique, le traitement numérique de l'information utilise le mode binaire. Traitement numérique du son, des images. Appareil photographique numérique. Signal numérique. • Par ext. Se dit de la représentation d'informations, de données sous forme de chiffres. Panneau d'information, montre à affichage numérique. • Dans ce sens, doit être préféré à l'anglais Digital.
3. Qui tient au nombre, à la quantité. La force, la supériorité numérique d'une armée. En dépit de son infériorité numérique, l'ennemi remporta une victoire éclatante.

(Source : Dictionnaire de l’Académie française 9ème édition)


En théorie, le suffixe -ique qui nous vient du suffixe grec –ikos, s’utilise pour construire un adjectif à partir d’un nom. C’est le cas de l’adjectif numérique qui s’est formé à partir du substantif latin numerus pour indiquer que l’objet qu’il qualifie se rapporte aux nombres. En réalité, l’usage de ce suffixe est plus complexe à analyser comme on peut le constater avec les termes mathématique et électronique cités par l’Académie comme modèle pour la formation du mot informatique qui nous intéresse plus directement.

Ces trois derniers mots sont des noms dont la construction est passée par la création d’adjectifs effectivement dérivés de substantifs : máthēma (signifiant étude, science, savoir abstrait en grec ancien), électron, ou encore information. Ces adjectifs se sont ensuite à nouveau substantivés pour désigner, par ellipse du nom qualifié (ici, des disciplines scientifiques), les techniques[1] auxquelles se rapportent les adjectifs en question. 

À ces nouveaux noms qu'on emploie par métonymie, on donne le genre du nom générique sous-jacent, qu'on a dans la pensée au moment où l'on s'exprimeAinsi, les mathématiques désignent en réalité les (techniques) mathématiques qui se rapportent aux savoirs abstraits (les techniques de l’abstraction que sont l’arithmétique, puis l’algèbre, et la géométrie)[2], l’électronique, la (technique) électronique qui se rapporte à l’électron, l’informatique, la (technique) informatique qui se rapporte à l’information. Ces adjectifs substantivés, par omission d’un autre substantif qu’ils qualifient (ici, le substantif technique), prennent alors un sens spécifique qui intègre celui du terme omis. Ainsi, lorsqu’il devient nécessaire de désigner quelque chose qui se rapporte à l’électronique, le terme électronique reprend son statut d’adjectif, mais avec un sens plus restrictif que l’adjectif d’origine qui qualifiait quelque chose qui se rapporte à l’électron. Il en va de même pour l’adjectif mathématique qui relie l’objet qualifié aux mathématiques et non plus, de manière plus générale, aux savoirs abstraits, ou pour l’adjectif informatique reliant l’objet qualifié à la technique informatique et non plus à la vaste notion d’information.

Si la substantivation des adjectifs mathématique, électronique ou informatique, consacrée par l’usage et consignée dans les dictionnaires, indique bien par construction et de manière implicite, la nature technique de leur objet, il n’en va pas de même pour l’adjectif numérique dont aucune substantivation n’est homologuée par le dictionnaire. Seul l’usage nous permet de tenter d’y voir plus clair.

Comme les précédents, l’adjectif numérique, s’applique sans aucun doute à une technique. Il s’agit en l’occurrence d’une technique de calcul numérique qui fonde un ensemble de techniques liées à l’usage des ordinateurs et des réseaux permettant à ces derniers de communiquer entre eux. Cet ensemble est souvent désigné par l’expression technologies de l’information et de la communication, mais l’expression technologie numérique semble lui faire concurrence. Comme pour mathématique, électronique ou informatique, on pourrait penser que le nouveau nom créé par ellipse du substantif technologie intègre le sens de ce dernier, et donne naissance à une nouvelle signification de l’adjectif numérique plus restrictive que l’originale : l’objet qualifié serait relié à la technologie numérique et non plus de manière plus générale aux nombres.

Pourtant le genre masculin que l’usage semble imposer au substantif numérique ne semble pas en accord avec cette interprétation qui devrait impliquer le genre féminin du nom qualifié. En réalité, le problème soulevé par la substantivation de l’adjectif numérique est plus complexe que dans le cas des techniques qui se rapportent aux savoirs abstraits, à l’électron ou à l’information. Le choix du terme technologie[3] au lieu de technique témoigne d’ailleurs d’une volonté d’exprimer cette plus grande complexité en indiquant qu’il ne s’agit plus de simples savoir-faire distincts qui s’additionnent, mais d’un ensemble cohérent d’applications techniques liées à un seul et même savoir-faire fondamental : le calcul numérique qui fonde l’ensemble des techniques liées à l’usage de l’ordinateur et des réseaux. L’ellipse par omission du substantif calcul dans l’expression calcul numérique justifierait alors le masculin adopté par l’usage dans cette dernière substantivation.

L’émergence de cet ensemble d’applications techniques fondées sur le calcul numérique, dont témoigne d’une certaine manière l’adoption du mot technologie, est en réalité à l’origine de profonds bouleversements sur nos modes de travail et, plus largement, sur nos modes de vie. Michel Serres parle, à propos de cette véritable mutation, d’une troisième rupture anthropologique dans l’histoire de la personne humaine, après l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie (Michel Serres, Bienvenue à l’homme nouveau, propos recueillis par Élisabeth Lévy, Le Point 2074, 14 juin 2012). L’évolution des techniques d’enregistrement du signe, ajoute-t-il plus loin, change le cerveau humain.

Ces profonds bouleversements induits par le calcul numérique à l’œuvre dans nos ordinateurs (le numérique), conduisent à appliquer l’adjectif numérique à des objets aussi vastes et variés que l’éventail des domaines impactés est large. On parlera ainsi de révolution numérique, de fracture numérique, de politique numérique, d’économie numérique, d’industrie numérique, et bien d’autres encore, chaque fois que l’impact de la technologie numérique sur l’objet en question le caractérise. Il ne s’agit pas bien évidemment de révolution, de fracture, de politique, d’économie ou d’industrie « qui se rapportent aux nombres », mais bien plutôt de phénomènes induits par l’émergence des techniques fondées sur le calcul numérique dans nos vies quotidiennes.

Conscient de la diversité de ces usages qui invite à conférer le sens le plus large au terme numérique, Michel Volle constate que l’informatisation, trop souvent réduite au déploiement de ses outils, au dimensionnement des ressources physiques (taille et rapidité des mémoires, puissance des processeurs, débit des réseaux etc.) et à la qualité des ressources logicielles (systèmes d'exploitation, langages de programmation, algorithmes, programmes etc.), ne peut réussir que si elle est conduite par un dirigeant conscient des phénomènes anthropologiques qu'elle met en mouvement.

L’émergence des techniques fondées sur le calcul numérique dans nos vies quotidiennes suscitent à n’en pas douter de nombreux phénomènes anthropologiques qu’il est en effet impératif de prendre en compte lors de la mise en œuvre de développements informatiques dans les entreprises, et plus largement pour le développement de l’informatique, de la cybernétique et des réseaux de télécommunications numériques dans nos sociétés. De là à détourner le sens du mot numérique, comme le propose Michel Volle, en prenant le contre-pied de son étymologie, pour lui faire désigner l'ensemble des phénomènes anthropologiques que suscite l'informatisation, il y a un pas que l’on ne saurait franchir sans prendre le risque de rajouter à la confusion.



[1]      On préfèrera parler de techniques plutôt que de sciences ou de disciplines scientifiques, pour bien marquer la finalité technique des connaissances concernées qui sont considérées dans un cadre scientifique ayant donc vocation à délivrer une théorie destinée à organiser des savoir-faire (techné en grec ancien). Trop souvent en effet, la connotation technique est considérée comme réductrice alors qu’elle représente  au contraire l’essence même de la science qui n’est rien si elle n’est pas au service de pratiques efficaces (applications).
[2]      Chez les Grecs anciens, les sciences mathématiques regroupaient arithmétique, géométrie, astronomie et mécanique.
[3]      « Un ensemble de méthodes et de techniques autour de réalisations industrielles formant un tout cohérent », selon le glossaire du site d'information sur l'actualité des sciences et des techniques techno-science.net, ou encore « le nom que prend la science quand elle a pour objet les produits et les procédés de l'industrie humaine » selon une formule attribuée à Guy Deniélou dans le même article de ce glossaire.

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