vendredi 20 janvier 2017

Le 21ème siècle devra être "électronique" plutôt que seulement "numérique" comme il semble en prendre malheureusement la voie


À l’occasion de la 19ème édition du Colloque international sur le Document Électronique (CiDE.19) « Vers une épistémè numérique ? » à Athènes les 24 et 25 novembre 2016, j’ai présenté une communication intitulée Aristote et l’épistémè numérique : une affaire de sens. Le concept d’épistémè déterminant la thématique du colloque était emprunté à Michel Foucault qui l’a illustré dans Les mots et les choses, par trois moments d’un renouveau intellectuel et artistique en Occident initié par la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie, suivie de la période classique avec ses académies, puis de l’époque moderne dont la traduction conceptuelle encore un peu floue pourrait bien évoluer, selon son auteur, vers une disparition de l’homme qui « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » (Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris,1966). Cette période moderne pourrait aussi être en train d’évoluer, comme le suggèrent les organisateurs du colloque, vers une mutation numérique, dont on peut observer aujourd’hui les conséquences pour le document, et sur laquelle ils interrogeaient les intervenants. Je m'interroge, pour ma part, sur la pertinence de cette notion de "numérique" qui devrait selon moi céder la place à celle d' "électronique".


En s’appuyant sur la notion d’épistêmê aristotélicienne, pour s’intéresser au rôle du document numérique dans un système d’information au regard du processus de construction de sens dans la mémoire, ma communication se proposait d’éclairer cette période moderne, d’un œil nouveau à l’aide de lumières antiques. Le document est en effet au cœur de ces grandes « révolutions culturelles et cognitives » décrites par un autre philosophe, Michel Serres, qui ont débuté avec l’invention de l’écriture suivie beaucoup plus tard de l’imprimerie puis plus récemment des technologies numériques, affectant le « couplage entre un support et un message » dont la « quadruple caractéristique (stocker, traiter, émettre et recevoir de l’information) » est « commune aux sciences humaines et aux sciences dures ».
En introduisant mon intervention à Athènes, je m’interrogeais sur l’expression « document électronique ». Celle-ci, qui avait probablement été adoptée au siècle précédent lors de la première édition du colloque, semblait en effet passée de mode à l’heure où le tout numérique s’impose à tout ce qui caractérise la vie moderne et donc, aujourd’hui, au document comme à l’épistémè foucaldienne. Mon intuition m’incitait à préférer l’expression passée de mode. Je tente ici de m’en expliquer.
À Partir de l’interprétation des épistémès foucaldiennes présentées dans ma communication, et en respectant l’esprit de l’épistêmê aristotélicienne, on peut tenter de prolonger dans le temps à la manière de Foucault cette notion, tout en la replaçant dans le cadre de ces grandes révolutions culturelles et cognitives proposées par Michel Serres et en évitant toutefois le piège de la fin de l’homme. Il faut pour cela, me semble-t-il, tenter de combler ce fossé institutionnel qui s’est creusé après l’époque classique entre « sciences dures » et  « sciences humaines », depuis que l’époque moderne, dominée par une technique triomphante, a entrepris d’écarter la philosophie du champ de la science au profit des sciences humaines qui prennent pour objet l’homme en ce qu’il a d’empirique. Si on s’interroge d’ailleurs sur la traduction moderne du concept foucaldien, en se souvenant de l’opposition entre classiques et modernes qui avait encore cours au XXe siècle, à l’époque où Foucault publiait Les mots et les choses, et que les études littéraires (les humanités) relevaient de la filière d’éducation dite classique tandis que les études dites scientifiques, relevaient de la filière moderne, on comprend ce désir de Michel Serres de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’un côté « des gens de culture » (les classiques) et de l’autre, « des savants incultes » (les modernes).
Le XXIe siècle marque selon moi le passage à une nouvelle épistémè qui peut être envisagée dans la perspective des transitions précédentes, en se laissant guider par l’épistêmê d’Aristote. Le passage de la Renaissance à la période classique, caractérisé par un essor de la technè liée à l’invention de l’imprimerie (poïésis), a apporté ordre et méthode (praxis) à l’observation (theôría). Celui de la période classique à la période moderne, caractérisé par un essor spectaculaire de la technè liée à l’industrialisation (poïésis), nous a conduit au doute, à la critique et à une remise en question de nos méthodes (praxis). Comme les précédents, le passage à une nouvelle période au tournant du millénaire se caractérise par un essor foudroyant d’une nouvelle technè liée aux technologies numériques, qui doit nous inciter à revenir, dans une sorte de boucle de rétroaction, à l’observation (theôría) directe avec sagesse (sophia) pour améliorer nos méthodes (praxis) avec prudence (phronesis), dans une seule et même démarche scientifique calquée sur l’épistêmê aristotélicienne orientée par la doxa dont nous avons vu qu’elle est complémentaire.
Cette proximité entre l’épistêmê et la doxa, doit nous conduire à remettre la pensée et la langue qui la génère à leur place dans le processus de construction de sens. Celle-ci n’est pas celle du savoir ni celle de la connaissance, ni encore moins celle de la donnée, mais plus largement celle de l’information qui éclaire le fragile processus d’élaboration de la décision dans l’action. La doxa y joue un rôle important qui ne se satisfait pas du calcul et des algorithmes ou de la seule informatique.
Un algorithme est un outil numérique qui conditionne le calcul et fait de la mémoire des ordinateurs, comme d’ailleurs de la mémoire animale, un système informatique dédié au traitement des données. La langue est, quant-à-elle, un outil que l’on pourrait dire « analogique » pour indiquer le fait qu’elle procède par analogies, c’est-à-dire en entretenant un rapport de ressemblance avec les objets qu’elle décrit. C’est elle qui conditionne la pensée et fait de notre mémoire spécifiquement humaine un système analogique dédié à l’exploitation d’une information s’avérant bien plus riche que la simple donnée. Sans préjuger des progrès des outils algorithmiques dans les années à venir, particulièrement en matière de visualisation des données, d’intelligence artificielle et « d’apprentissage profond » ou de codage de la signification linguistique, je me fonde sur l’hypothèse philosophiquement rassurante que le processus de décision dans l’action sera toujours mû par une volonté humaine qui fait sens et intervient tout au long des opérations d’exploitation de l’information, même lorsque celles-ci sont fortement automatisées.
Contrairement au traitement des données numériques, qui est juste une affaire de calcul somme toute assez élémentaire même si les algorithmes associés peuvent être terriblement sophistiqués, l’exploitation de l’information est un travail d’une grande complexité qui, s’il se fonde bien sur les faits délivrés par le traitement élémentaire des données, s’organise autour de leur interprétation en s’appuyant sur la pensée. À la différence des données qui sont numériques, la pensée est analogique, et le document électronique qui la porte doit être distingué du simple fichier numérique. Ce dernier est au document électronique ce que le papier est au livre, un simple support physique sans aucune fonction cognitive propre.
Au tournant du troisième millénaire marqué par le règne de l’électronique, la nouvelle épistémè serait ainsi plus analogique que véritablement numérique. À l’heure du tout numérique impactant l’ensemble du paysage technologique moderne, jusqu’au document et à l’épistémè moderne ou post-moderne, il faut donc bien s’interroger sur la pertinence d’expressions telles que « document numérique » ou « épistémè numérique ». En préférant le document numérique au document électronique, on accrédite cette idée profondément réductrice, qu’il ne véhiculerait que des données. L’épistémè qu’il contribuerait à diffuser serait alors également numérique, son traitement uniquement une affaire d’algorithmes, et les datas ou les calculateurs qui les exploitent pourraient envahir les espaces de décision jusqu’à ce que l’homme en soit exclu, s’effaçant « comme à la limite de la mer un visage de sable » et donnant ainsi corps à cette prédiction funeste de Michel Foucault.

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