jeudi 31 juillet 2014

Stratégie et renseignement à l'ère de l'information (1/3)



Cet article est le premier d’une série de trois ayant pour ambition d’analyser la dimension stratégique du renseignement à l'ère de l'information, et l'importance que prend la communication au détriment du secret, dans un cycle du renseignement nécessairement modernisé et plus attaché à la prévention qu'à l'intervention. L'indispensable adaptation du cycle du renseignement à la maîtrise en temps réel d'une information numérique surabondante, et en particulier de ses modes de capitalisation et de communication, doit pouvoir s'appuyer sur une base théorique solide à laquelle les "sciences de l'information et de la communication" sont à n'en pas douter susceptibles d'apporter le soutien d'une discipline universitaire reconnue.


"connaître et anticiper" ?

Il faut s'étonner de cette paraphrase utilisée dans les deux dernières éditions du Livre blanc sur la sécurité et la défense (2008 et 2013) pour désigner une grande fonction stratégique distinguant en son sein le renseignement, de l’analyse stratégique et de la prospective. C'est là en effet une curieuse formule pour désigner en réalité une fonction qui ressemble à s’y méprendre au renseignement, tant il est vrai que ce dernier tire toute sa substance de l’analyse et de la connaissance qui en procède pour anticiper et éclairer ainsi le "champ de bataille". Cette étrange paraphrase révèle en réalité une vision du renseignement particulièrement réductrice, qui le limite à son seul recueil en environnement hostile et au secret qui s'y attache, et le différencie ainsi de toute activité d’analyse appelant à l'ouverture et aux échanges (la communication) jugés incompatibles avec le secret dont on veut à tout prix l'entourer.



En introduisant cette nouvelle fonction stratégique baptisée "connaissance et anticipation", le Livre blanc 2008 sépare le renseignement, de la prospective, de la connaissance des zones d'opération potentielles, de l'exploitation (recueil, circulation, partage et analyse) des informations dites "ouvertes", ou encore de la maîtrise de l'information, notion qui recouvre la capacité, tant pour les décideurs civils et militaires, que pour les agents de l’État déployés sur le terrain, d’accéder en temps utile à l’information et en faire un usage opérationnel efficace. Le Livre blanc 2013, quant à lui, en appelle également à la prospective, dont l'objectif est de détecter les grandes tendances pouvant conduire à des crises et ruptures potentielles, et à l'exploitation des sources ouvertes, qu'il distingue toutes deux du recueil et de l'exploitation d'informations confidentielles auquel semble se résumer, pour lui, le renseignement. Il appelle de ses vœux en outre une réflexion stratégique indépendante, pluridisciplinaire et originale, intégrant la recherche universitaire comme celle des instituts spécialisés, laissant ainsi croire que celle-ci pourrait avoir une quelconque valeur opérationnelle, sans l'apport et la participation étroite du renseignement.

Selon cette manière de voir les choses, un renseignement serait une information nécessairement confidentielle ou secrète, obtenue par des moyens spéciaux (observation spatiale ou aérienne, écoutes, reconnaissance au-delà des lignes ennemies, piratage informatique, filature, infiltration, ou toute autre activité clandestine...). Autrement dit, ce qui distingue le renseignement de l'information serait plus sa confidentialité d'une part et les moyens de son recueil d'autre part, que toute autre considération relative à son élaboration (traitement, analyse, exploitation). Pour les rédacteurs des deux Livres blancs, le renseignement n'est qu'une fonction de recueil d'information sensible, par des moyens sophistiqués spécifiques de ce type d'activité à caractère éminemment secret. Tout autre type d'information et de connaissance ou de savoir susceptible d'en procéder grâce à l'analyse ou à la réflexion relèvent, selon eux, d'autres disciplines distinctes du renseignement.

Mais, renseigner, c'est observer des faits et donc voir pour connaître et savoir, puis prévoir l’imprévisible et prédire un avenir toujours incertain, souvent même improbable, pour se préparer à l’affronter et devancer ainsi l'événement en anticipant. L'observation peut alors être orientée pour affiner la veille et prévenir ainsi toute surprise. C'est ce processus itératif, qui exploite la connaissance pour anticiper et l'affiner sans cesse afin de savoir pour agir avec discernement, que l'on nomme "cycle du renseignement". En d'autres termes, renseigner, c’est voir pour savoir et voir venir pour prévenir ou encore, "connaître" et "anticiper".

Le renseignement est le résultat de l’exploitation des informations, nous dit la Doctrine interarmées du renseignement (DIA 2 du 7 octobre 2010). Comment attendre de lui qu'il réponde aux besoins les plus élémentaires en matière de connaissance de l'environnement stratégique ou opérationnel, comme en matière d'anticipation pour éviter cette fameuse surprise stratégique qui lui est si souvent reprochée, quand les élites politiques, administratives ou opérationnelles en charge de l'élaboration des Livres blancs successifs se trompent aussi lourdement sur l'étendue réelle et la diversité des "métiers" qu'il met en œuvre ? En distinguant délibérément le renseignement d'autres fonctions liées à la "connaissance des zones d'opération potentielles" (LB 2008) et à l'anticipation des "grandes tendances pouvant conduire à des crises et ruptures potentielles" (LB 2013), ils semblent ignorer totalement sa fonction d'exploitation qui consiste justement à capitaliser des connaissances sur le "champ de bataille" politique, économique, sécuritaire ou militaire et à organiser une mémoire commune permettant d’anticiper en permanence pour détecter les signaux faibles comme les grandes tendances susceptibles d'y intervenir.

Cette vision ô combien réductrice de la fonction renseignement, héritée de près de deux siècles de conflits meurtriers réduisant la stratégie à la mise en œuvre débridée d'une puissance de feu de plus en plus monstrueuse, va pourtant à l’encontre de traditions millénaires qui, professant depuis Sun Tzu l'art de soumettre l'ennemi sans combat, faisaient du renseignement, par essence, l'outil d'anticipation indispensable au stratège. Elle est surtout antinomique, pour reprendre les mots du général Bentégeat[1] dénonçant la volonté politique actuelle de réduire le métier militaire à la seule pratique du combat, des exigences des conflits modernes où l’intelligence de situation, à tous les échelons, requiert une vision large, bien au-delà de la maîtrise de la technique des armes (c'est-à-dire la maîtrise du terrain par le feu), où le dialogue international est la règle, où l’administration d’un secteur, le contact avec la population et la manœuvre logistique sont des facteurs essentiels du succès (Général 2S Henri Bentégeat, Métier des armes : une porte se ferme, Le Figaro, 14/09/2013).




[1]   Ancien chef d’état-major des armées de 2002 à 2006.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire