lundi 8 septembre 2014

Stratégie et renseignement à l’ère de l'information (3/3)

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La communication à l’honneur pour la prévention par l’information plutôt que le secret pour l’intervention par le feu

Avec la révolution industrielle, le feu est entré au cœur de toute problématique concernant la sécurité des nations. La puissance de feu devenait alors le facteur stratégique déterminant en matière de politique de défense. Avec la révolution numérique, l’information revient au cœur des problématiques sécuritaires. La maîtrise de l’information remplace la puissance de feu comme facteur stratégique déterminant en matière de politique de sécurité nationale. L’intervention par le feu (l'affrontement armé) cède le pas à la prévention par l’information (le renseignement) et, de la même manière que la mobilité au combat s’est imposée naguère au détriment du retranchement, la communication en matière de renseignement s’impose désormais au détriment du secret.


En matière de stratégie, la communication est à la prévention, qui s’impose comme une fonction majeure au 21ème siècle, ce que la mobilité était à l’intervention qui a dominé le 20ème siècle. Elle doit remplacer le secret comme la mobilité a remplacé les lignes de tranchées. À l’ère des réseaux numériques et de la communication la guerre de l’information prend le pas sur la guerre secrète, comme la guerre de mouvement a pris le pas naguère sur la guerre de positions à l’ère des engins motorisés et de la mobilité. Face à une augmentation de la puissance de feu terrifiante, l’intervention qui était le mode de règlement naturel des contentieux entre nations à l’ère industrielle s’est figée dans une guerre de positions avant de renouer avec la mobilité et le succès grâce à la motorisation du champ de bataille. La prévention s’est ensuite lentement imposée en lieu et place de l’intervention devenue trop coûteuse en vies humaines. Après s’être figée dans une guerre secrète dite "froide" comme l’intervention s’était figée dans la guerre de positions, elle doit désormais être capable, à l’ère de l’information, de renouer avec la communication et le succès grâce à la numérisation du "champ de bataille".

Tout comme la guerre de tranchées a dû céder le pas après le premier conflit mondial à une guerre de mouvement avec la motorisation du champ de bataille, la guerre secrète qui était la marque de fabrique de la guerre froide doit désormais céder le pas, avec la numérisation du "champ de bataille", à la maîtrise de l’information. Alors que la connaissance et l'anticipation sont les facteurs déterminants d’une stratégie désormais nécessairement plus préventive que destructrice, la fluidité des communications comme naguère la mobilité, devient une capacité essentielle. L’exploitation du renseignement, dont les savoir-faire anciens bien rodés par l’exercice d’une longue pratique sont entièrement consacrés à la maîtrise de l’information (acquisition des signaux, traitement des données, capitalisation des connaissances, diffusion des savoirs), peut être le fer de lance du changement de paradigme stratégique en cours, à condition qu’elle soit capable de s’adapter à la révolution numérique actuelle qui bouleverse en particulier nos modes de communication.

La dissuasion pour la défense de nos intérêts vitaux, et plus généralement la prévention pour le concept plus large de sécurité nationale sont désormais en première ligne, alors que le combat pour le contrôle du territoire (guerre de conquête ou lutte contre les invasions) a définitivement montré son inadéquation aux enjeux de la sécurité nationale. La puissance de feu devient l'ultime recours, tandis que la connaissance, et le renseignement dont elle procède, sont les principaux atouts de succès des armes dont l'usage doit demeurer dans toute la mesure du possible plus persuasif ou dissuasif qu'effectif.

A l'ère industrielle, le renseignement n'était qu'une fonction auxiliaire, dans un mode d'action fondé sur l'intervention et la puissance de feu. C'était une fonction de l'ombre. Un bon coup d'œil valant mieux qu'une mauvaise impasse, il s'agissait de voir sans être vu pour connaître l'ennemi, déceler ses secrets et tenter d'avoir toujours un coup d'avance sur lui (anticipation). A l'ère de l'information, dans un mode d'action reposant sur la prévention, il devient une fonction stratégique majeure.

Face à une terrible augmentation de la puissance de feu clouant au sol les armées contraintes de s'enterrer, la motorisation et le blindage ont permis, à l’ère industrielle, de renouer avec la guerre de mouvement seule garante d'une victoire rapide et économe en vies humaines comme en moyens matériels. Alors que le cheval était supplanté par le moteur, la cavalerie a su se transformer en arme blindée mettant à profit son expertise de la mobilité, malheureusement avec un retard sur l'Allemagne qui nous a été fatal en 1940.

De la même manière, à l’ère de l’information, face à une formidable augmentation des flux d’information submergeant le renseignement contraint de s’enfermer dans le secret, la numérisation et l’organisation des connaissances partagées en réseau doivent permettre de renouer avec la maîtrise de l’information, seule capable d'autoriser la victoire sans combat. Alors que le papier est supplanté par l’ordinateur, l’exploitation du renseignement, mettant à profit son expertise du renseignement de documentation et de sa diffusion grâce à sa maîtrise du cycle de l’information (acquisition, traitement, capitalisation, diffusion) doit savoir se transformer au plus vite en véritable service de renseignement numérique. C’est seulement ainsi que le renseignement, organisé pour anticiper et éclairer efficacement une stratégie redevenue résolument préventive, peut nous permettre d’éviter d’être à nouveau en retard d’une guerre.

Si le cycle du renseignement tel qu’il est enseigné dans tous les bons manuels est aujourd’hui tant décrié par les praticiens de l’exploitation comme par les théoriciens (cf. Trois bonnes raisons de sauver le cycle du renseignement), c’est pour ne pas avoir su encore s’adapter à la révolution numérique à l’œuvre qui bouleverse nos modes de partage des connaissances et de diffusion des savoirs. C’est la raison pour laquelle je crois nécessaire de contribuer à ce que l’exploitation du renseignement (ou la maîtrise de l’information) soit considérée comme un véritable domaine de recherche scientifique, reposant sur l’organisation des connaissances. Celui-ci aurait pour objet, la maîtrise d’une information élaborée, pour moyens, des méthodes de travail adaptées au fonctionnement de la mémoire humaine (le cycle de l’information) et aux technologies numériques, et pour finalité, l’adoption de pratiques de diffusion des savoirs et de partage des connaissances efficaces et sûres (communication), afin de garantir la pertinence de l’information et la mise à disposition en temps voulu et en toute sécurité des connaissances utiles à l’action (cf. L’organisation des connaissances au cœur de la démarche scientifique, Études de communication, 39 | 2012). Les sciences de l'information et de la communication semblent tout naturellement s'imposer pour accueillir un tel domaine de recherche qui mériterait d'être formalisé. 

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